Avertissement:
Les personnes qui œuvrent dans les métiers du Livre n'y travaillent pas par hasard. La majorité d'entre-elles porte un intérêt réel au Livre. Dans cette période de confusion actuelle tant économique que conjoncturelle, le commercial tend à remplacer le professionnel du Livre; le regard n'est plus le même. La considération humaine est réduite à peau de chagrin. Le découragement latent et le dégoût de la "marchandise Livre" partout présent. Cette situation laisse à penser que les liseuses viennent à point nommer pour rétablir un équilibre, assainir un "marché" gouverné à l'aveugle sur des calculs à court terme. Les personnes qui s'attachent à une rigueur morale et intellectuelle, intègres sur le plan professionnel, ont d'autant plus de mérite qu'elles sont rares et isolées. Pourtant, on les retrouve partout quelque soit le niveau hiérarchique ou la taille de l'entreprise.
Je leur dédie ce texte.
Depuis quelques années, nous pouvons lire et entendre des personnes qui s'intéressent au numérique de par leur passion ou leur profession.
1° Il y a les progressistes qui sont loin d'être aveuglés par leur enthousiasme. Ils analysent avec justesse le mouvement actuel, dénoncent certains écueils de la numérisation mais démontrent aussi et surtout son aspect positif. Ils comparent les liseuses, leurs potentialités. Ils font un bon travail d'amateur (au sens noble du terme). Ce ne sont pas de doux rêveurs; ces passionnés, parfois professionnels du Livre, attirent l'attention sur les avantages que l'on peut tirer de ces nouveaux supports de lecture mais aussi sur les dangers que la numérisation peut engendrer si elle n'est pas abordée à sa juste valeur.
Malheureusement, les décisionnaires semblent hermétiques ou sourds à leurs discours.
2° -D'une part, les politiques entretiennent une vision archaïque d'un système qui les dépasse de par leur manque d'intérêt, les copinages et (ou) l' ignorance (de trop nombreux exemples nous ont fait rire -Chirac avec la souris- nous ont affligés -l'utilisation abusive du terme "pirate"lors du vote de la loi Hadopi ou la volonté de taxer la publicité sur internet- ont titillé notre "mauvais esprit" comme la proposition de loi sur la péremption des données "gênantes"sur internet).
-D'autre part, les éditeurs défendent leur pré carré; ils savent ce qu'ils ont à perdre et cherchent à préserver leurs intérêts. Ils se méfient de la gratuité, de l'immatérialité et d'une perte de contrôle des acteurs du Livre. La profession qui a longtemps été à l'abri de l'industrialisation, du capitalisme à court terme, a gardé dans son fonctionnement un paternalisme sclérosant. Les éditeurs écoutent mais n'entendent pas (ou le contraire) , pire ils refusent toute discussion notamment avec les auteurs. Quand ils dialoguent, c'est que les décisions sont prises.
-Chacun défend sa vision du "numérique".
Pourtant, tout en traînant des pieds, des alliances se créent, des stratégies se mettent en place, certains groupes travaillent sur des systèmes de numérisation, de vente en ligne ou de bases de données. Globalement, il ressort malheureusement un manque de vision d'avenir concernant les potentialités du support numérique et une absence de fonds lourds à investir.
Qu'en est-il des autres professionnels de la chaîne du Livre?
3° Les distributeurs (souvent liés à des groupes éditoriaux, aux mêmes conglomérats qui mettent en place les stratégies numériques à grande échelle) ont tout à perdre dans la numérisation: La distribution est une des pièces maîtresses (pour résumer de façon sommaire) dans le système de cavalerie comptable dont souffre toute la chaîne du Livre!
En effet, pour rentabiliser leurs entrepôts gigantesques, les gros trusts ont dû acheter, regrouper des maisons d'édition, les inciter à produire plus (pour remplir les entrepôts) et à développer le système d'office (envoi des nouveautés aux libraires avec possibilité de crédit sur les invendus retournés) pour faire tourner la machine. La production (facturation) augmentant pour compenser les retours (crédits), les centres arrivent à saturation, la machine s'emballe.
Ce traitement de marchandises par flux et reflux est une des spécificités de la logistique du Livre. Il engendre un système de crédit sur retour qui est une perversité comptable, une des faiblesses de l'industrie du Livre car si l'un des maillons de la chaîne se brise, c'est toute la machine qui s'enraye. Face à la dématérialisation, les distributeurs vont devoir s'adapter. Vont-ils opérer, à plus ou moins long terme, une diversification au profit d'autres marchandises ou se tourner vers d'autres marchés (particuliers, collectivités...)? Les éditeurs, diffuseurs passeront-ils par d'autres acteurs? Les plateformes logistiques retrouveront-elles une taille "humaine", à l'échelle locale notamment? Beaucoup de questions dont je n'ai pas les réponses.
Loin de l'industrie du Livre mais dépendant de celle-ci, il y a l'auteur.
4° Depuis longtemps les auteurs envisagent l'avenir par rapport aux supports de lecture.
Comme pour la musique et le cinéma, il y a quelques "privilégiés" que nous délaisseront au profit du plus grand nombre. Leurs intérêts se rapprochent généralement de celui des gros éditeurs. Ces derniers, estimant être les seuls autorisés à tenir un discours économique et juridique sérieux et cohérent sur le droit d'auteur, je vous renvoie au chapitre précédent et au site du SNE.
De nombreux auteurs, donc , testent de nouvelles approches, tant au niveau de l'écrit que de la diffusion de leur œuvre. Les essais de François Bon à ce sujet sont fort intéressants, de même que les propos des bloggueurs qui adaptent leurs créations en fonction du support (papier ou numérique).
La création se marie avec le support, profite de son format, de ses potentialités, de son ergonomie, de ses qualités et de ses défauts. Les auteurs font acte d'inventivité par rapport à la narration, au lettrage, au rythme de lecture et d'écriture, au design. Ce mouvement devrait s'accélérer avec l'arrivée des "natives" (ceux qui sont nés un ordinateur à la main) et le développement de plus en plus poussé et attractif des logiciels.
L'approche d'un nouvel outil, sa prise en main, ne fait que développer la créativité humaine sans faire table rase de l'existant: on construit "avec" pas "contre"!
Le numérique laisse aussi espérer une meilleure diffusion des œuvres de création. Il peut être utile à l'auteur pour se faire repérer, pour "prouver" qu'il existe, pour trouver ou garder un éditeur, pour être en contact direct avec son lectorat, pour s'auto-éditer à moindre risque, pour s'exprimer librement, sans trop de contrainte.
[Le personnel enseignant devrait apprendre aux enfants à se servir des outils multimédias, à en comprendre les enjeux, les risques, leurs intérêts et leurs dangers - appréhender et réfléchir-]
Un auteur peut aussi espérer voir ses œuvres épuisées à nouveau accessibles au grand public.
* Par contre les problématiques soulevées ar le numérique se situent au niveau du respect et de l'intégrité d'une œuvre, à la protection de celle-ci par rapport au pillage et au droit d'auteur (moral et pécuniaire).
Des lois existent mais les rapports à l'œuvre de création ne sont pas les mêmes selon l'histoire culturelle des régions du Monde. De plus, le terrain est miné par le combat que mènent les grandes puissances économiques entre elles.
Seule l'Unesco ou une législation internationale pourrait défendre le droit des auteurs.
Le nerf de la guerre reste l'argent, la rémunération des auteurs, car ce sont les seuls aujourd'hui à nourrir le système (internet comme les métiers du Livre) sans réussir à en vivre.
De là à envisager un salaire universel de base...
Revenons à la réalité le libraire.
5° Ceux-ci sont confrontés à de nombreux problèmes. Je ne m'étendrai pas sur les problèmes économiques.
Ils ont su s'adapter à l'arrivée des sites de vente en ligne (les libraires de livres anciens ont rebondi de façon exemplaire sur les potentialités d'internet), mais de nombreuses librairies courbent l'échine face à une concurrence massive qui possèdent une logistique qui va de pair avec une trésorerie conséquente. Depuis quelques années, on ne compte plus les fermetures, à Paris notamment, de librairies et ce ne sont ni les ouvertures ni les aides publiques qui vont inverser la situation.
Va-t-on avoir des librairies subventionnées, soutenues par les collectivités publiques (comme les cinémas de quartier) avec toutes les problématiques induites?
De plus en plus de bornes apparaissent dans les boutiques avec des offres de liseuses et lecture numérique. Le post de Charles Kermarec est très révélateur des inquiétudes à avoir pour le maillon obsolète que serait la librairie. Les librairies vendront-elles des livres "papier" et des fichiers numériques, développeront-elles une offre parallèle (poste, papeterie, salon de thé, rencontres et réunions publiques, impression à la demande...)?
Bien sûr avec les fichiers numériques, il y aura moins de manutention, pas de retours d'invendus (donc logiquement une trésorerie plus saine) mais qu'en sera-t-il du choix, du conseil?
Qu'en sera-t-il du lieu (de son importance pour le bien-être du client, sa mise en condition, en disponibilité), du lien qui se noue (du premier contact timide à la visite régulière), de la convivialité, de l'atmosphère?
La force du libraire est le conseil, sa connaissance des livres et de l'humain, sa capacité à transmette le savoir.
Pour la prescription et la présentation, rien ne remplace encore le libraire. Il suffit de fouiller sur les sites en ligne pour ressentir un profond ennui, il suffit de faire une recherche sur internet pour en constater les limites. Mais tout change, très vite.
Il leur faudra les reins solides, il leur faudra s'adapter et s'accrocher à leur savoir, il leur faudra le soutien infaillible de toute la profession, et c'est ainsi que... on peut rêver.
Plusieurs points pour finir:
1° La numérisation massive est une chance pour l'accès au savoir, pour les archives et les œuvres orphelines, pour les livres délaissés par leurs éditeurs (il est, par exemple, quasiment impossible de trouver les premières pièces d'Arrabal).
Mais la numérisation massive ne sert à rien, telle qu'elle est pratiquée actuellement pour les livres d'Art. Certaines archives sont illisibles ou inutilisables mises à disposition comme des paquets de feuilles posés sur la table. Il faudrait un travail de nettoyage, parfois de reformatage, de recadrage des œuvres présentées quitte à mettre les deux versions en parallèle ou en superposition (système de calques).
Certains éditeurs, certaines institutions se donnent les moyens humains et matériels de le faire.
Là aussi, on pourrait parler de développement durable ou raisonné.
2° La défense de la langue fait partie des devoirs de nos États. Une diffusion massive de l'anglais (les États-Unis d'Amérique sont volontairement laxistes en ce qui concerne la diffusion de leurs œuvres; celles-ci "conditionnant" les populations à un mode de vie et de pensée en vue d'acquérir de nouveaux marchés) couplée à une législation trop restrictive de notre seul pays en ce qui concerne la création francophone (ou sa majeure partie), serait (est) dramatique pour notre langue. Il n'est pas rare de ne trouver des œuvres françaises que dans leur version traduite ou sur des sites étrangers. (Et qu'on ne vienne pas me parler du droit d'auteur quand on voit le nombre de livres à prix bradés, soldés et le marché des services de presse!)
3° Les liseuses actuelles ne sont guère attrayantes, souvent archaïques et chères. Un de leurs intérêts se situe dans leur luminosité qui fatigue moins que les écrans d'ordinateur. Mais, l'arrivée prochaine de supports adaptés à des prix attractifs devrait changer la donne. Les téléphones portables sont un bel exemple de ce que l'on peut envisager: la mise en réseau, l'interactivité sont parmi les atouts de ces nouveaux outils de communication; leur actualisation (presse, ouvrage millésimé...); leurs fonctions multimédia (dictionnaire, encyclopédie...); leurs capacités (mémoire, vitesse...); leurs multiples usages (agenda, appareil photo, GPS, guide touristique...)
... j'en oublie tant les utilisations et possibilités sont nombreuses; à commencer par la lecture dans sa simplicité revigorante. Les aveugles et mal-voyants devraient bénéficier de ce mouvement. En espérant que la concurrence fasse baisser les prix, motive chercheurs et commerciaux sans nuire à l'interopérabilité ni multiplier les formats de fichiers.
4° Méfions-nous toutefois du contrôle des lectures, de la censure. De nombreux évènements nous incitent à la prudence (Apple avec la pornographie, Amazon et la suppression de fichiers, l'intérêt judiciaire porté aux bibliothèques, le développement de l'auto-censure). Le danger du "flicage" est permanent, l'accès privé ou réservé à certaines données est nécessaire.
5° Qu'en est-il du prix d'un fichier numérique présenté par l'éditeur?
-ce qui coûte moins cher: il n'y a plus de transport, de stockage physique, d'envoi de service de presse par poste ou coursier, il n'y a plus d'impression...
-ce qui coûte plus cher: la TVA est de 19.6% au lieu de 5.5% pour le format "Gutenberg".
La protection qui est à la charge du libraire pour le livre papier revient à la charge de l'éditeur pour le numérique. Dans un cas comme dans l'autre, les systèmes sont très chers pour une efficacité somme toute relative.
Les salaires dans les métiers du Livre sont très bas, ce n'est un secret pour personne. Les spécialistes employés pour tout ce qui touche au "numérique" travaillent dans un domaine de concurrence non spécifique au Livre. Leurs salaires s'alignent sur ceux du marché et sont plus élevés que ceux pratiqués généralement dans l'édition.
6° La prise de participation de la Caisse des dépôts et consignations dans le capital de Dailymotion est significative du positionnement de l'État sur une offre universelle, et sur le contrôle de celle-ci.
7° La question des abonnements dont le prix additionné devient prohibitif devrait amener à réfléchir quant à l'accès à la connaissance tant le rapport à l'argent, à la valeur des choses ou la reconnaissance du travail a perdu son sens.
Vaste sujet!
Bibliographie succincte:
Typographie du Livre français sous la direction d'Olivier Bessard-Banquy (Presses Universitaires de Bordeaux)
Situation de l'édition et de la librairie, revue Lignes n°20
L'édition sous influence de j. et G.Brémond (Liris)
Éditeurs indépendants: de l'âge de raison vers l'offensive de Gilles Cohen (Alliance)
Édition, l'envers du décor de Martine Prosper (Nouvelles éditions lignes)
La vie du livre contemporain: étude sur l'édition littéraire de 1975 à 2005 d'Olivier Bessard-Banquy (Presses Universitaires de Bordeaux)
Les ouvrages du Cercle de la Librairie sont tous issus d'un travail admirable. Malheureusement, leur prix est souvent proportionnel.
En PDF:
Rapport sur le livre numérique.
Le livre pour tous de Marie Lebert.
Les mutations du Livre de Marie Lebert 2007.
La bataille Hadopi par In Libro Veritas.
Quelques sites pour se tenir informé:
Association des professionnels de l'édition
Bibliobs
Actualitté
Les sites indiqués dans notre rubrique "Autour de l'écrit".
Pour finir, je renvoie sur les trois articles que j'avais écrit précédemment, tâche inachevée tant les choses évoluent rapidement.
Monsieur.
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